L’EXPRESS DE PLYMOUTH
À Newton Abbot, l’officier de marine Alec Simpson monta dans un wagon de première classe de l’express de Plymouth. Un porteur le suivait avec une grosse valise. Il s’apprêtait à la hisser dans le filet, mais le jeune officier l’arrêta.
— Non, laissez-la sur la banquette. Je la monterai tout à l’heure. Tenez.
— Merci.
Le porteur se retira avec un généreux pourboire.
Les portières claquèrent, une voix de stentor cria : « Terminus à Plymouth. Changement pour Torquay. Prochain arrêt, Plymouth », puis le train s’ébranla.
Le lieutenant Simpson avait tout le compartiment pour lui. Il faisait frais en ce mois de décembre et il remonta la glace. Une odeur insolite lui fit alors froncer les sourcils. Cela lui rappelait son séjour à l’hôpital et son opération à la jambe. Oui, le chloroforme, voilà ce que ça sentait !
Il baissa la glace et changea de place pour tourner le dos aux machines. Puis il sortit une pipe de sa poche, l’alluma et resta un moment immobile à fumer en regardant au dehors.
Enfin, il se leva, prit quelques journaux et magazines dans sa valise, puis, après l’avoir refermée, il essaya de la glisser sous la banquette opposée… mais en vain. Quelque obstacle l’empêchait d’aller plus loin. Il poussa plus fort en s’énervant, mais la valise ne s’engageait qu’à moitié.
— Pourquoi diable ne s’enfonce-t-elle pas ? maugréa-t-il.
Sortant complètement la valise, il se pencha et regarda sous la banquette…
Un instant plus tard, des cris de femmes affolées s’élevèrent dans la nuit et le long convoi s’immobilisa, obéissant à l’ordre impérieux du signal d’alarme.
— Mon ami, me dit Poirot, je sais que vous êtes très intéressé par ce mystère de l’express de Plymouth. Lisez ceci.
Je pris le mot qu’il fit glisser d’une pichenette de l’autre côté de la table. Il était bref et sans détour.
Cher Monsieur,
Je vous serais très obligé de bien vouloir venir me voir le plus tôt possible.
Recevez, Monsieur, mes meilleures salutations.
Ebenezer Halliday.
Ne voyant pas très bien le rapport, je levai sur Poirot un regard interrogateur.
En guise de réponse, il prit le journal et lut à haute voix : Une tragique découverte a été faite hier soir. Un jeune officier de marine rentrant à Plymouth par l’express de nuit, a trouvé, sous la banquette de son compartiment, le corps d’une femme poignardée en plein cœur. L’officier a aussitôt tiré le signal d’alarme et le train s’est immobilisé. La jeune femme, âgée d’une trentaine d’années et richement vêtue, n’a pas encore été identifiée.
— Et dans l’édition du soir, poursuivit Poirot, nous avons ceci : La jeune femme trouvée assassinée dans l’express de Plymouth a été identifiée comme étant l’honorable Mrs. Rupert Carrington. Vous comprenez, à présent, mon ami ? Pour le cas où vous ne comprendriez toujours pas, j’ajouterai ceci : Avant son mariage, Mrs. Rupert Carrington était miss Flossie Halliday, la fille du vieux Halliday, le roi de l’acier américain.
— Et il fait appel à vous ? Magnifique !
— Je lui ai rendu un petit service dans le passé ; une affaire de titres au porteur. Et, une autre fois, alors que j’accompagnais le roi en visite officielle à Paris, on m’a présenté Mlle Flossie. Une jeune fille candide et ravissante… pourvue d’une jolie dot, aussi ! Cela l’a d’ailleurs desservie, car elle a bien failli faire une mauvaise affaire.
— Que voulez-vous dire ?
— Avec un certain comte de la Rochefour. Un bien mauvais sujet ! Ni plus ni moins qu’un aventurier, qui avait su plaire à une jeune fille romanesque. Heureusement, Halliday en a eu vent à temps. Il a rapatrié d’urgence sa fille en Amérique. J’ai appris qu’elle s’était mariée quelques années plus tard, mais je ne sais rien de son mari.
— Hum ! murmurai-je. L’honorable Rupert Carrington n’est pas un petit saint, d’après ce qu’on dit. Il s’était pratiquement ruiné aux courses et j’imagine que les dollars du vieux Halliday sont arrivés à point. C’est un beau garçon aux bonnes manières, mais dans le genre canaille sans scrupules, il n’a pas son pareil.
— Ah ! la pauvre petite ! Elle n’est pas bien tombée !
— Je suppose qu’il n’a pas tardé à lui faire comprendre que ce n’était pas à elle mais à son argent qu’il s’intéressait, et ils se sont séparés presque aussitôt. J’ai entendu dire récemment que la séparation de corps devait être prononcée.
— Le vieux Halliday n’est pas fou. Il devait tenir les cordons de la bourse très serrés.
— C’est fort probable. En tout cas, d’après ce qu’on dit, l’honorable Rupert est complètement fauché.
— Ah ! ah ! Je me demande…
— Quoi donc ?
— Mon bon ami, ne me bousculez pas comme ça. Je vois que cette histoire vous intéresse. Alors, que diriez-vous de m’accompagner chez Mr. Halliday. Il y a une station de taxis au coin de la rue.
Quelques minutes plus tard, nous arrivâmes devant la superbe maison de Park Lane qu’avait louée le richissime Américain. On nous fit entrer dans la bibliothèque, où nous rejoignit presque aussitôt un homme corpulent au regard perçant et au menton volontaire.
— Monsieur Poirot ? dit Mr. Halliday. Je pense qu’il est inutile de vous expliquer pourquoi je vous ai fait venir. Vous avez certainement lu les journaux ; or, je ne perds jamais de temps. J’ai appris que vous étiez à Londres et je me suis souvenu de l’excellent travail que vous aviez fait à propos de cette fameuse histoire de titres au porteur. J’ai très bonne mémoire. La crème de Scotland Yard est déjà sur l’affaire, mais je veux aussi mon propre enquêteur. L’argent n’est pas un problème. Tous les dollars que j’ai amassés étaient pour ma petite fille… et à présent, elle n’est plus. Je dépenserai jusqu’à mon dernier cent pour retrouver le salaud qui a fait ça ! Vu ? À vous, donc, de me livrer la marchandise.
Poirot s’inclina.
— J’accepte cette mission avec d’autant plus d’empressement que j’avais rencontré plusieurs fois votre fille à Paris. À présent, je vous demanderai de me relater les circonstances de son voyage à Plymouth et de me fournir tous les détails qui pourraient, selon vous, avoir quelque importance.
— Pour commencer, dit Halliday, elle n’allait pas à Plymouth. Elle était invitée, avec plusieurs autres personnes, à passer quelques jours au château d’Avonmead, chez la duchesse de Swansea. Elle a quitté Londres par le train qui part de Paddington à douze heures quatorze et arrive à Bristol – où elle avait une correspondance – à quatorze heures cinquante. Comme vous le savez, les grands express de Plymouth passent par Westbury et non par Bristol, tandis que celui de douze heures quatorze est direct pour Bristol, après quoi il s’arrête à Weston, Taunton, Exeter et Newton Abbot. Ma fille était seule dans son compartiment, qui était réservé jusqu’à Bristol, sa femme de chambre voyageant dans le wagon suivant, en troisième classe.
Poirot approuva d’un signe de tête et Mr. Halliday poursuivit.
— Le séjour au château d’Avonmead promettait d’être très animé – il devait y avoir, entre autres, plusieurs bals – et ma fille avait emporté presque tous ses bijoux – d’une valeur totale d’environ cent mille dollars.
— Un moment, l’interrompit Poirot. Qui avait la responsabilité des bijoux ? Votre fille ou sa femme de chambre ?
— Ma fille les gardait toujours avec elle, dans une petite mallette en marocain bleu.
— Continuez, Monsieur.
— À Bristol, la femme de chambre, Jane Mason, a rassemblé le nécessaire de voyage et les manteaux de sa maîtresse qu’elle avait avec elle, et s’est présentée à la porte du compartiment de ma fille. Mais, à sa grande surprise, Flossie lui a annoncé qu’elle ne descendait pas à Bristol, mais continuait un peu plus loin. Elle lui a demandé de prendre les bagages et de les mettre à la consigne et lui a dit qu’elle pouvait aller prendre un thé au buffet, mais devait l’attendre à la gare, car elle reviendrait par un prochain train dans le courant de l’après-midi. Quoique très surprise, la femme de chambre a obéi. Elle a déposé les bagages à la consigne et est allée prendre une tasse de thé. Sa maîtresse ne revenant toujours pas, après l’arrivée du dernier train de la journée, elle a laissé les bagages où ils étaient et s’est rendue dans un hôtel proche de la gare pour y passer la nuit. Elle a appris la tragédie par les journaux du matin et elle est rentrée par le premier train.
— N’y a-t-il rien qui puisse expliquer le brusque changement de projets de votre fille ?
— Si. Selon Miss Mason, à Bristol, Flossie n’était plus seule dans son compartiment. Il y avait un homme, debout face à la vitre ; comme il était de dos elle n’a pas pu voir son visage.
— C’était un wagon à couloir, je suppose ?
— Oui.
— De quel côté était le couloir ?
— Du côté du quai. Ma fille était sortie du compartiment pour parler à Miss Mason.
— Et vous êtes certain… Vous permettez ? (Poirot se leva et redressa soigneusement l’encrier, qui était un peu de travers.) Je vous demande pardon, reprit-il en se rasseyant. Cela m’agace de voir un objet posé de travers. C’est bizarre, n’est-ce pas ? Je disais donc : vous êtes certain que cette rencontre sans doute fortuite est la cause du brusque changement de projets de votre fille ?
— C’est la seule explication possible.
— Vous n’avez pas la moindre idée de l’identité de cet homme ?
Le milliardaire hésita un instant avant de répondre :
— Non… je ne vois vraiment pas.
— Bon, venons-en maintenant à la découverte du corps.
— Il a été découvert par un jeune officier de marine qui a aussitôt donné l’alerte. Il y avait un médecin dans le train. Il a examiné le corps. Ma fille aurait été chloroformée avant d’être poignardée. Selon lui, la mort remontait à environ quatre heures ; cela a donc dû se passer très peu de temps après l’arrêt à Bristol ; probablement entre Bristol et Weston, peut-être entre Weston et Taunton.
— Et la mallette à bijoux ?
— Elle avait disparu.
— Encore une question, Monsieur. La fortune de votre fille… qui devait en hériter à sa mort ?
— Quelque temps après son mariage, ma fille avait fait un testament par lequel elle léguait tous ses biens à son mari. (Mr. Halliday hésita un instant avant de poursuivre.) Je dois vous dire, Monsieur Poirot, que je considère mon gendre comme un scélérat et que, sur mes conseils, ma fille était sur le point de se séparer de lui légalement… chose facile. J’avais fait en sorte qu’il ne puisse pas toucher à la fortune de Flossie de son vivant, mais, bien qu’ils vécussent séparés depuis plusieurs années, elle avait souvent accédé à ses demandes d’argent, préférant cela au scandale. Toutefois, j’étais bien décidé à mettre fin à cette situation. Flossie avait fini par accepter et j’avais chargé mes avocats d’entamer une procédure de divorce.
— Et où est Mr. Carrington, en ce moment ?
— Ici, en ville. Je sais qu’il était absent hier, mais il est rentré dans la soirée.
Poirot réfléchit un moment, puis il déclara :
— Je pense que ce sera tout, Monsieur.
— Vous désirez parler à la femme de chambre, Jane Mason ?
— Si vous le permettez.
Halliday tira le cordon de sonnette et donna un ordre bref au valet de pied.
Quelques minutes plus tard, Jane Mason entra dans la pièce. C’était une femme respectable aux traits durs, dont le visage avait cette expression impassible devant le malheur que seul peut avoir un bon serviteur.
— Si vous le permettez, lui dit Poirot, j’aimerais vous poser quelques questions. Votre maîtresse était-elle comme les autres jours avant de partir, hier matin ? Pas particulièrement excitée ou agitée ?
— Oh non, Monsieur !
— Mais, à Bristol, elle était très différente ?
— Oui, Monsieur ; tout en émoi… si agitée qu’elle ne semblait pas savoir ce qu’elle disait.
— Que vous a-t-elle dit exactement ?
— Pour autant que je m’en souvienne, Monsieur, elle m’a déclaré ceci : « Mason, je suis obligée de changer mes projets. Il s’est passé quelque chose… enfin, je ne descends pas ici. Il faut que je continue. Sortez les bagages et mettez-les à la consigne puis allez prendre le thé et attendez-moi à la gare. » « Vous voulez que je vous attende ici, Madame ? », lui ai-je demandé, étonnée.
« Oui, oui. Ne quittez pas la gare. Je compte revenir par un prochain train. Je ne sais pas encore lequel. Il se peut que je sois de retour assez tard. » J’ai répondu : « Très bien, Madame. » Je ne pouvais pas me permettre de lui poser des questions, mais j’ai trouvé cela très bizarre.
— Cela ne ressemblait pas à votre maîtresse ?
— Pas du tout, Monsieur.
— Qu’avez-vous pensé ?
— J’ai pensé que cela avait un rapport avec l’homme qui était dans le compartiment. Elle ne lui a pas parlé, mais elle s’est tournée une ou deux fois vers lui comme pour lui demander si elle faisait bien.
— Mais vous n’avez pas vu le visage de cet homme ?
— Non, Monsieur ; il est resté tout le temps de dos.
— Pouvez-vous me le décrire ?
— Il portait un léger pardessus de couleur fauve et un chapeau de voyage. Il était grand et mince et avait les cheveux noirs, d’après ce que j’ai pu voir.
— Vous ne le connaissiez pas ?
— Je ne crois pas, Monsieur.
— Ce n’était pas votre maître, Mr. Carrington, par hasard ?
Miss Mason parut déconcertée.
— Oh ! je ne pense pas, Monsieur.
— Mais vous n’en êtes pas sûre ?
— Il était à peu près de la même taille que Monsieur, mais je n’ai pas pensé que ce pouvait être lui. Nous le voyions si rarement !… Je ne peux pas affirmer que ce n’était pas lui.
Poirot ramassa une épingle sur le tapis et l’examina d’un œil sévère, les sourcils froncés. Puis il reprit :
— Est-il possible que l’homme soit monté dans le train à Bristol avant que vous n’ayez atteint le wagon de votre maîtresse ?
Miss Mason réfléchit.
— Oui, Monsieur, c’est possible. Mon wagon était bondé et il m’a fallu un moment pour arriver à en descendre ; il y avait aussi beaucoup de monde sur le quai et cela m’a encore un peu retardée. Mais, dans ce cas-là, il n’aurait eu qu’une minute ou deux pour parler à Madame. J’ai pensé qu’il était déjà dans le wagon.
— C’est plus probable, en effet, dit Poirot.
Il se tut alors, les sourcils toujours froncés.
— Vous savez comment Madame était habillée, Monsieur ?
— Les journaux donnent quelques détails, sur ce point, mais j’aimerais que vous me les confirmiez.
— Elle portait une toque de renard blanc avec une voilette à pois blancs, et un tailleur en ratine bleue – de ce bleu qu’on appelle électrique.
— Hum ! assez voyant comme tenue.
— Oui, intervint Mr. Halliday. L’inspecteur Japp espère d’ailleurs que cela nous aidera à déterminer l’endroit où a eu lieu le meurtre. Quiconque a vu ma fille devrait s’en souvenir.
— Précisément !… Merci, Mademoiselle.
La femme de chambre quitta la pièce.
— Bien ! dit alors Poirot en se levant. C’est tout ce que je peux faire ici… excepté vous demander, Monsieur, de me dire tout, mais vraiment tout !
— Je l’ai fait.
— En êtes-vous certain ?
— Absolument.
— Dans ce cas, il n’y a rien à ajouter. Je suis obligé de refuser de m’occuper de cette affaire.
— Pourquoi ?
— Parce que vous ne m’avez pas tout dit.
— Mais je vous assure…
— Non, vous me cachez quelque chose.
Il y eut un instant de silence, puis Halliday sortit une feuille de papier de sa poche et la tendit à mon ami.
— Je suppose que c’est de cela que vous vouiez parler, Monsieur Poirot… encore que je me demande bien comment vous pouvez être au courant !
Poirot sourit et déplia la feuille de papier. C’était une lettre rédigée d’une écriture fine et penchée. Il la lut à haute voix.
Chère Madame,
C’est avec un immense plaisir que j’attends le bonheur de vous revoir. Après votre si aimable réponse à ma lettre, je puis difficilement contenir mon impatience. Je n’ai jamais oublié la merveilleuse époque de Paris. Il est tout à fait regrettable, certes, que vous deviez quitter Londres demain. Cependant, avant peu, et peut-être plus tôt que vous ne le pensez, j’aurai la joie de contempler à nouveau la femme qui a toujours occupé la première place dans mon cœur.
Croyez, chère Madame, à l’assurance de mes sentiments toujours aussi dévoués.
Armand de la Rochefour.
Poirot rendit la lettre à Halliday en s’inclinant.
— J’imagine, Monsieur, que vous ignoriez que votre fille avait l’intention de renouer avec le comte de la Rochefour ?
— Cette nouvelle m’a atterré ! J’ai trouvé la lettre dans le sac à main de Flossie. Comme vous le savez sans doute, Monsieur Poirot, le soi-disant comte n’est qu’un aventurier de la pire espèce.
Poirot hocha la tête.
— Mais j’aimerais bien savoir comment vous étiez au courant de cette lettre, poursuivit Halliday.
Mon ami sourit.
— Je ne l’étais pas, Monsieur. Mais savoir relever des empreintes de pas et reconnaître de la cendre de cigarette ne suffit pas pour faire un bon détective. Il doit aussi être fin psychologue ! Je savais que vous n’aimiez pas votre gendre et n’aviez pas confiance en lui. C’est à lui que profite la mort de votre fille ; la description qu’a donnée la femme de chambre du mystérieux homme du train lui ressemblerait assez. Pourtant, vous ne vous intéressez pas particulièrement à lui ! Pourquoi ? Certainement parce que vos soupçons se portent sur quelqu’un d’autre. C’est ainsi que j’en ai conclu que vous me cachiez quelque chose.
— Vous avez raison, Monsieur Poirot. J’étais sûr de la culpabilité de Rupert, mais depuis que j’ai découvert cette lettre, je ne sais vraiment plus que penser.
— Le comte dit en effet : « Avant peu, et peut-être plus tôt que vous ne le pensez. » De toute évidence, il ne tenait pas à attendre que vous ayez vent de sa réapparition. Est-ce lui qui a pris le train de douze heures quatorze et est venu trouver votre fille dans son compartiment ? Si j’ai bonne mémoire, le comte de la Rochefour est lui aussi un grand brun !
Le milliardaire acquiesça.
— Eh bien, Monsieur, je vous souhaite le bonjour. Scotland Yard a, je présume, la liste des bijoux ?
— Oui. L’inspecteur Japp est d’ailleurs ici en ce moment. Si vous voulez le voir…
Japp était un vieil ami. Il salua Poirot avec une sorte d’affectueuse condescendance.
— Comment allez-vous, mon cher ? Ravi de vous trouver ici bien que nous n’ayons pas du tout la même façon de voir les choses. Et votre chère « matière grise » ? Elle fonctionne toujours aussi bien ?
Poirot le gratifia d’un large sourire.
— Elle fonctionne, mon bon Japp ; elle fonctionne, croyez-moi !
— Alors tout va bien. Pensez-vous qu’il s’agisse de l’honorable Rupert Carrington ? Ou d’un escroc quelconque ? Nous surveillons tous les débouchés habituels, bien sûr. Ainsi, nous saurons si l’on essaie de vendre les bijoux ; celui qui a fait le coup ne va certainement pas les garder pour les admirer. C’est évident ! J’essaie de découvrir où était Rupert Carrington hier. Il semble que ce soit un mystère. J’ai chargé un homme de le filer.
— Excellente précaution, mais prise un jour trop tard, peut-être, dit Poirot d’une voix douce.
— Il faut toujours que vous plaisantiez, mon cher Poirot. Bon, je m’en vais. Paddington, Bristol, Weston, Taunton, voilà mon terrain de battue. À bientôt.
— Vous viendrez me voir ce soir pour me dire le résultat ?
— Certainement. Si je suis de retour.
— Ce brave inspecteur croit que la solution, c’est l’action, murmura Poirot lorsque notre ami fut parti. Il voyage ; il mesure des empreintes de pas ; il ramasse de la boue et de la cendre de cigarette ! Il s’agite ! Il est plein de zèle ! Et si je lui parlais de psychologie, savez-vous ce qu’il ferait, mon ami ? Il sourirait. Il se dirait : « Ce pauvre vieux Poirot ! Il vieillit ! Il devient gâteux. » Japp fait partie de « la jeune génération qui frappe à la porte ». Et, ma foi, ils sont si occupés à frapper qu’ils ne se rendent même pas compte que la porte est ouverte !
— Et vous, que comptez-vous faire ?
— Puisque nous avons carte blanche, je vais dépenser trois pence pour appeler le Ritz, où, comme vous l’avez peut-être remarqué, notre comte est descendu. Après cela, comme j’ai les pieds un peu humides et que j’ai déjà éternué deux fois, je vais retourner à la maison me faire une tisane.
Je ne revis Poirot que le lendemain matin. Je le trouvai en train de finir tranquillement son petit déjeuner.
— Alors ? lui demandai-je, brûlant de curiosité. Que s’est-il passé ?
— Rien.
— Mais Japp ?
— Je ne l’ai pas vu.
— Et le comte ?
— Il a quitté le Ritz avant-hier.
— Le jour du meurtre ?
— Oui.
— Voilà qui est clair ! Cela disculpe donc Rupert Carrington.
— Parce que le comte de la Rochefour a quitté le Ritz ? Vous allez trop vite, mon ami.
— En tout cas, il faut le retrouver, l’arrêter ! Mais quel pourrait être le mobile qui l’a poussé à tuer Mrs. Carrington ?
— Cent mille dollars de bijoux, c’est un excellent mobile pour n’importe qui. Non, la question que je me pose est celle-ci : pourquoi l’avoir tuée ? Pourquoi ne pas simplement lui avoir volé les bijoux ? Elle n’aurait pas porté plainte.
— Pourquoi donc ?
— Parce que c’est une femme, mon ami. Elle a aimé cet homme. Elle aurait donc supporté cette perte en silence. Et le comte, qui est un fin psychologue en ce qui concerne les femmes – d’où son succès auprès d’elles – le savait parfaitement. D’autre part, si c’est Rupert Carrington qui l’a tuée, pourquoi a-t-il pris les bijoux, qui n’allaient pas manquer de le faire accuser ?
— En guise de couverture.
— Vous avez peut-être raison, mon ami. Ah ! voilà Japp ! Je reconnais sa façon de frapper.
L’inspecteur arborait un sourire épanoui.
— Bonjour, Poirot. Je rentre à peine. J’ai fait du bon travail. Et vous ?
— Moi, j’ai mis de l’ordre dans mes idées, répondit Poirot placidement.
Japp rit de bon cœur.
— Ce brave homme vieillit, me fit-il remarquer entre ses dents avant d’ajouter à haute voix : Pour nous, les jeunes, cela ne suffit pas.
— C’est bien dommage ! soupira Poirot.
— Alors, vous voulez savoir ce que j’ai fait ?
— Me permettez-vous de le deviner ? Vous avez trouvé le poignard avec lequel le meurtre a été commis, à côté de la voie ferrée, entre Weston et Taunton, et vous avez interrogé le petit vendeur de journaux qui a parlé à Mrs. Carrington à Weston.
La mâchoire de Japp en tomba.
— Comment diable le savez-vous ? Ne me dites pas que c’est grâce à votre toute-puissante matière grise ?
— Je suis content de vous entendre reconnaître pour une fois qu’elle est toute-puissante ! Dites-moi, est-ce que Mrs. Carrington a donné un shilling de pourboire au jeune garçon ?
— Non, une demi-couronne ! (Japp avait retrouvé sa bonne humeur et souriait.) Plutôt extravagants, ces riches Américains !
— Aussi, le jeune garçon ne l’a pas oubliée ?
— Oh non ! Ce n’est pas tous les jours qu’on lui donne une demi-couronne. Elle l’a appelé et lui a acheté deux magazines. Sur la couverture de l’un d’eux, il y avait une fille en bleu. « C’est assorti à ma tenue », a-t-elle remarqué. Oh ! il se souvient parfaitement d’elle. Pour moi, ce témoignage était suffisant. Selon le médecin, le meurtre a obligatoirement été commis avant Taunton. Supposant que l’assassin s’était aussitôt débarrassé du poignard, j’ai longé la voie ferrée à pied et, comme je m’y attendais, je l’ai retrouvé. J’ai interrogé quelques employés à Taunton pour savoir s’ils avaient vu notre homme, mais, bien sûr, dans une gare aussi importante, il y avait peu de chances qu’ils le remarquent. Il est sans doute rentré à Londres par le train suivant.
Poirot hocha la tête.
— Vraisemblablement.
— Mais j’ai appris autre chose à mon retour. Ils essaient bel et bien d’écouler les bijoux. Hier soir, un type a mis la grosse émeraude au clou chez un des prêteurs sur gages que nous avons à l’œil. Qui croyez-vous que ce soit ?
— Je l’ignore… Je sais seulement qu’il est petit et trapu.
Japp dévisagea Poirot d’un air stupéfait.
— Sur ce point, vous ne vous trompez pas. Il est en effet petit et trapu. C’est Red Narky.
— Qui est Red Narky ? demandai-je.
— Un voleur de bijoux chevronné. Et qui ne recule pas devant le meurtre. Il travaille en général avec une femme, Gracie Kidd ; mais, cette fois-ci, elle ne semble pas être dans le coup… à moins qu’elle n’ait filé en Hollande avec le reste du butin.
— Vous avez arrêté Narky ?
— Bien entendu. Remarquez, c’est l’autre homme que nous voulons ; celui qui a voyagé dans le train avec Mrs. Carrington. C’est lui qui a tout mis au point. Mais Narky ne dénonce jamais un acolyte.
Je remarquai que les yeux de Poirot avaient viré au vert.
— Je pense, dit-il d’un ton posé, pouvoir retrouver l’acolyte de Narky pour vous.
— Encore une de vos petites idées, hein ? (Japp jeta un regard aigu à Poirot.) Je m’étonne de la façon dont vous réussissez parfois dans ce genre d’entreprise… à votre âge, et avec vos méthodes… C’est grâce à une chance insolente, évidemment.
— Peut-être, peut-être, murmura mon ami. Hastings, mon chapeau. Et la brosse. Ah ! et mes snow-boots, s’il pleut encore. Il ne faut pas détruire l’effet de cette bonne tisane. Au revoir, Japp !
— Bonne chance, Poirot.
Mon ami héla le premier taxi que nous aperçûmes et dit au chauffeur de nous conduire à Park Lane.
Lorsque nous arrivâmes devant la maison de Halliday, il sortit lestement de la voiture, paya la course et sonna à la porte. Il murmura quelques mots à voix basse au valet de pied qui nous ouvrit, et celui-ci nous conduisit aussitôt à l’escalier. Nous montâmes jusqu’au dernier étage et il nous fit entrer dans une jolie petite chambre à coucher.
Poirot jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce et son regard s’arrêta sur une petite malle noire. Il s’agenouilla devant, examina les étiquettes collées dessus et sortit un bout de fil de fer de sa poche.
— Demandez à Mr. Halliday de bien vouloir me rejoindre, dit-il par-dessus son épaule au valet de pied.
L’homme quitta la pièce et Poirot s’attaqua d’une main experte à la serrure. En quelques minutes, elle céda et il souleva le couvercle de la malle. Il se mit alors à fouiller vivement parmi les vêtements qu’elle contenait, les jetant à terre les uns après les autres.
Un pas lourd se fit entendre dans l’escalier et Halliday entra dans la pièce.
— Que diable faites-vous ici ? demanda-t-il avec stupéfaction.
— Voici ce que je cherchais, Monsieur, répondit Poirot en retirant de la malle une veste et une jupe de tailleur en ratine bleu vif, ainsi qu’une petite toque de renard blanc.
— De quel droit fouillez-vous dans ma malle ?
Je me retournai et vis la femme de chambre, Jane Mason, debout sur le seuil de la pièce.
— Si vous voulez bien fermer la porte, Hastings… me demanda Poirot. Merci. C’est cela, et restez le dos appuyé au battant. À présent, Mr. Halliday, permettez-moi de vous présenter Gracie Kidd, alias Jane Mason, qui ne va pas tarder à rejoindre son complice, Red Narky, sous la bonne escorte de l’inspecteur Japp.
— C’était tout ce qu’il y a de plus simple ! déclara Poirot avec un haussement d’épaules méprisant.
Il reprit du caviar avant de poursuivre.
— C’est l’insistance de la femme de chambre à propos de la tenue que portait sa maîtresse, qui m’a frappé en premier lieu. Pourquoi tenait-elle tant à attirer notre attention sur ce point ? Je me suis rendu compte que nous n’avions que son seul témoignage sur la présence du mystérieux homme dans le compartiment, à Bristol, En ce qui concerne, le rapport du médecin, Mrs. Carrington aurait très bien pu être tuée avant l’arrivée à Bristol. Mais cela impliquait que la femme de chambre était complice du meurtre. Et si c’était le cas, elle ne tenait pas à être la dernière personne à avoir – soi-disant – vu sa maîtresse en vie. La tenue de Mrs. Carrington était assez voyante. Or, une femme de chambre décide souvent elle-même de ce que portera sa maîtresse. Si, après Bristol, quelqu’un remarquait une femme en tailleur bleu vif avec une toque de renard blanc, il serait prêt à jurer avoir vu Mrs. Carrington.
« Partant de là, il était facile de reconstituer les faits : la femme de chambre se procure une tenue similaire. Elle et son complice chloroforment et poignardent Mrs. Carrington entre Londres et Bristol, profitant sans doute du passage du train dans un tunnel. Ils cachent son corps sous la banquette et la femme de chambre prend sa place. À Weston, il lui faut se faire remarquer. Comment et par qui ? Vraisemblablement, son choix se porte sur un vendeur de journaux ; elle s’assure qu’il se souviendra d’elle en le gratifiant d’un généreux pourboire. En fait, elle a aussi attiré son attention sur la couleur de sa tenue par sa remarque sur un des magazines. Lorsque le train quitte Weston, elle jette le poignard par la fenêtre pour indiquer l’endroit où le meurtre est censé avoir lieu, puis elle change de tenue ou enfile un grand imperméable par-dessus. À Taunton, elle descend du train et revient aussi vite que possible à Bristol, où son complice a laissé les bagages à la consigne. Il lui donne le ticket et rentre lui-même à Londres. Elle attend sur le quai, jouant son rôle comme prévu, se rend dans un hôtel pour la nuit et revient à Londres le lendemain matin, exactement comme elle déclare l’avoir fait.
« Lorsque Japp est rentré de son expédition, il a confirmé toutes mes déductions. Il m’a également dit qu’un escroc bien connu essayait d’écouler les bijoux. Je savais que, qui que fût cet homme, il serait, physiquement, le contraire même de celui qu’avait décrit Jane Mason. Lorsque Japp m’a appris que c’était Red Narky et qu’il travaillait généralement avec Gracie Kidd, j’ai su où je pourrais trouver cette dernière.
— Et le comte ?
— Plus j’y réfléchissais, plus j’étais convaincu qu’il n’avait rien à voir là-dedans. Il tient beaucoup trop à sa peau pour se compromettre dans une affaire de meurtre. Cela ne lui ressemblerait pas.
— Eh bien, Monsieur Poirot, déclara Halliday, j’ai une immense dette envers vous. Et le chèque que je vais rédiger à votre nom après déjeuner ne suffira pas à m’en acquitter.
Poirot sourit modestement et murmura à mon intention :
— Ce brave Japp ! C’est lui qui récoltera les lauriers, soit ; mais, s’il a eu Grace Kidd, moi je l’ai bien eu, lui ! »